Art Pepper

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1957. La scène se passe au Blackhawk, un club de San Francisco. Art Pepper joue avec sa formation du moment. Je pense qu’il y a Brew Moore avec lui, un bon ténor. Arrive Sonny Stitt, l’autre grand altiste du moment. Ils échangent un mot, ça sent la compétition à plein nez et Art en a horreur. On tombe d’accord pour jouer Cherokee, un thème difficile, très rapide, avec des modulations un peu folles sur le « pont ». On expose le thème, Sonny Stitt prend le premier chorus. Il en prendra quarante. Il ne s’arrête pas, ça dure une heure. Quarante grilles qui tournent, pas une fausse note, pas une faute de goût, pas une mesure échouée, section rythmique à l’affût, Sonny Stitt est un musicien exigeant. Pepper est tétanisé. Défoncé, surtout. Il vient d’avoir une scène avec Diane. Elle a menacé de se tuer dans sa chambre d’hôtel, assise au bord de la fenêtre, une lame de rasoir dans la main, elle n’en peut plus, elle veut juste qu’il l’aime, qu’il l’aime vraiment. Folle de rage, elle a mis toutes ses affaires à tremper dans la baignoire, lui qui n’avait déjà rien, même sa clarinette à quatre cent dollars, finie, rouillée ; terminé. Il a les bras démolis, des traces de piqûres dans chaque veine, et les stups qui veillent dans la salle. Le chorus de Sonny touche à sa fin, le public est aux anges, ça hurle, siffle, applaudit à tout rompre. Pepper est ailleurs. Sonny le regarde. Les musiciens l’attendent, ils font tourner une grille, deux peut-être, allez savoir. Puis il comprend. Alors il joue au plus haut de son art. Altère le registre de Stitt, prend le contrepied, n’en fait qu’à sa tête, il part, éblouissement, ce n’est plus de la musique, c’est Art Pepper mis en musique. C’est lui qui dit ça. A la fin ils se regardent, avec Sonny, un signe de tête, quelque chose de viril et de doux à la fois, les musiciens sont souvent comme ça, parfois c’est agaçant, enfin toujours est-il que les deux se comprennent, se sont compris. Le public est survolté. Ils ont devant eux, là, sur la scène, les plus beaux musiciens du moment, ceux qui donnent tout, qui ont toujours tout donné, qui n’ont jamais eu que la musique pour dire l’urgence de vivre. Et s’agissant d’Art Pepper, celle de crever.
Cette scène, Pepper la raconte en conclusion de son autobiographie…

Il y a deux écoles : prendre une oeuvre sans considération de son auteur, sans son tissu charnel, sans ontologie, sans déterminismes, une oeuvre comme un miracle, humaine, certes, mais tellement plus grande que l’homme : une oeuvre comme une transcendance ; ou le contraire : pas d’homme, pas d’oeuvre ; pas de chair, pas de sang, pas d’oeuvre ; la jauger à l’aune de ça, à l’aune du temps, de la culture, de la tripe. Je n’ai jamais su que faire de tout ça. Je passe de l’une à l’autre école. Il faut bien qu’une oeuvre ait un écho universel pour mériter son statut. Mais que serait-elle si elle n’était que divine ? Ce qui est sûr, c’est que je ne pourrai plus écouter Art Pepper de la même manière, maintenant que je l’ai lu.

Art Pepper, le souffle à bout de shoot, Par Marc Villemain, écrit en guise de présentation de Straight life, Art Pepper, Éditions Parenthèses.
Traduit de l’américain par Christian Gauffre, préface de Philippe Carles

 

 

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