J’ai fréquenté assez assidûment au milieu des années 2000 quelques forums d’amateurs de hip-hop, histoire de mieux comprendre ce style musical qui m’intriguait alors. Ce fut le lieux d’échanges extrêmement féconds – les amateurs de rap sont souvent très ouverts sur toutes les musiques, à contrario des amateurs de jazz, plus engoncés dans une légitimité esthétique.
Ce fut aussi l’occasion de discuter sur les liens entre jazz et rap – technique vocale, goût pour le jeu, l’improvisation, la maîtrise technique, voire la performance, l’importance du rythme et de la métrique. Au gré de ces discussions, plusieurs forumeurs m’ont demandé si je pouvais leur fournir un échantillon représentatif du scat – demande acceptée alors avec enthousiasme.
Le scat est une technique de jazz vocal consistant à remplacer les mots par des onomatopées. Il ne doit pas être confondu avec le « vocalese », technique consistant à remplacer les notes par des mots. Le scat serait né en 1928 quand Louis Armstrong, en faisant le clown, fit tomber le papier où était écrit les paroles, et dut improviser pour finir le morceau (Source : Really the Blues, autobiographie de Mezz Mezzrow).
Cette compilation sous forme de petite histoire du scat a pour ambition de retracer l’évolution du scat dans l’histoire du jazz à travers ses meilleurs représentants, de Louis Armstrong à Kurt Elling. L’ordre choisi des titres n’est pas simplement chronologique, mais obéit à des critères personnels de cohérence stylistique et esthétique. Ainsi, Slim & Slam (1938) arrive avant Cab Calloway (1932-1934) parce que de moindre qualité sonore, Ella (1956-57) avant Dizzy parce qu’il me semblait plus logique de placer le swing avant le bebop, le « Oop-Pop-A-Da » de Babs Gonzales s’enchaîne parfaitement aux élucubrations de Dizzy & Joe Carroll, et Leon Thomas (années 70), seul représentant scat du free jazz à ma connaissance, vient après la plus classique Carmen McRae (1988).
Le fameux Heebies Jeebies de Louis Armstrong, dans sa version phonographique de 1932.
Quel plaisir de les re-écouter ces deux là ! Plaisir il est vrai gâché par la qualité de l’enregistrement, 1938-39 quand même. Slim Gaillard, chanteur surréaliste et humoriste, et aussi excellent guitariste et vibraphoniste, et Slam Stewart, le contrebassiste chantant. Pas étonnant que Jack Kerouac ait été fasciné sur la route par Slim Gaillard.
Cab Calloway, c’est les Etats-Unis des années 30, la grande époque des big bands et du Cotton Club que se partageaient alors les orchestres de Calloway et Duke Ellington. Exotisme, fête et spectacle. A noter que son Zah, Zuh, Zaz sera à l’origine des fameux zazous en France.
La trop méconnue Betty Roché fut une des chanteuses majeures de l’orchestre de Duke Ellington. Elle a juste eu la malchance d’avoir son heure de gloire au moment de la grêve des enregistrements initié par le syndicat des musiciens… Ici, vous constaterez que son style est déjà très bop.
On ne présente plus Ella Fitgerald ! Et si elle est sur-représentée dans cette compilation, c’est à juste titre : Ella est bien la reine du scat ! Peut-être indépassable.
Ce concert du sextet de Dizzy Gillespie à la Salle Pleyel de Paris en 1953 a déchaîné une pluie d’éloges critiques – l’album est d’ailleurs estampillé historique ! Dizzy arrive à concilier bop et spectacle, et se lance avec son compère chanteur Joe Carroll dans des inénarrables parties de scat. Pas toujours dans la finesse, mais efficace et savoureux.
Babs Gonzales s’est surtout fait remarquer pour cette reprise du Oop-Pop-A-Da de Dizzy Gillespie. Il sera également un des précurseurs du Vocalese en reprenant Ornithology de Charlie Parker
La majestueuse Sarah Vaughan excellait aussi dans l’exercice du scat, notamment dans ce Shulie a Bop, ou dans le célèbre Lullaby of Birdland avec Clifford Brown.
Le poète du Jazz, c’est ainsi que fut baptisé Jon Hendricks par le réputé critique américain Leonard Feather. Comme Ella, s’il est sur-représenté dans cette liste c’est que Jon Hendricks est indépassable dans son genre ! Genre qui ne se résume d’ailleurs pas au scat – Jon est aussi un des maîtres de l’art du vocalese.
Jon Hendricks forme en 1957 un légendaire trio vocal avec Dave Lambert et Annie Ross, cette dernière remplacée plus tard par Yolande Bavan. Ce trio est un petit bijou de finesse et d’harmonie !
Le titre In Walked Bud clôture l’album Underground de Thelonious Monk, célèbre pour sa pochette.
C’est d’ailleurs un hommage à Monk qui suit, et le même In Walked Bud renommé Suddenly par Carmen McRae. J’ai un énorme respect pour Carmen McRae et son art de la précision vocale. Tout est dans la diction chez Carmen.
Leon Thomas est difficilement classable ! Chanteur de free jazz issu du Gospel, il incarne à la fois tradition et innovation. Le créateur, avec le saxophoniste Pharoah Sanders, du classique The Creator has a Masterplan est surtout connu pour son usage du yodelling – que l’on appelle aussi chant tyrolien.
Kurt Elling, c’est le classicisme jazz des années 1990-2000. Classe et virtuosité. Finir cette compilation sur lui aurait d’ailleurs pu être parfaitement représentatif de l’état de cette musique aujourd’hui – ce fut d’ailleurs mon premier choix…
… mais j’ai préféré, dans un second temps, clôturer ma petite histoire du scat par Mina Agossi. Le fait que Mina soit française n’a rien à voir avec ce choix – elle est d’ailleurs aussi béninoise ! Il me semblait que Mina Agossi apportait une vision plus moderne et plus aventureuse de ce qu’est le jazz aujourd’hui. Notamment dans sa passion monomaniaque pour les œuvres de Jimi Hendrix et de Thelonious Monk que Mina Agossi reprend sans relâche depuis ses débuts.
Le temps est maintenant venu d’écouter tout cela !
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