Commençons tout d’abord par quelques notes discographiques, car l’affaire n’est pas simple.
L’album Bag’s Groove est édité par Prestige début 1955, et mélange deux sessions : la première du 29 juin 1954 avec Miles, Sonny Rollins et Horace Silver, et la deuxième du 24 décembre 1954 avec Thelonious Monk. Les autres musiciens sont les mêmes sur les deux, et il s’agit du Modern Jazz Quartet presqu’au complet : Milt Jackson, Percy Heath et Kenny Clarke. Ne manque que John Lewis.
Miles Davis & The Modern Giants – Bag’s Groove (Prestige – 1955)
1 – Bag’s Groove (Take 1) (Jackson)
2 – Bag’s Groove (Take 2) (Jackson)
3 – Airegin (Rollins) *
4 – Oleo (Rollins) *
5 – But Not For Me (Take 2) (Gershwin) *
6 – Doxy (Rollins) (Gershwin) *
7 – But Not For Me (Take 1) *
Miles Davis (trompette), Thelonious Monk (piano), Milt Jackson (vibraphone), Percy Heath (contrebasse), Kenny Clarke (batterie) – New York City, le 24/12/ 1954 – * – Monk, + Sonny Rollins (tenor sax), Horace Silver (piano) – New York City, le 29 juin 1954
En 2003, est re-édité un album, Miles Davis & The Moden Giants, reprenant trois inédits de la session du 24 décembre 1954, plus une version non gravée à l’époque de ‘Round Midnight avec le premier quintet de Miles (John Coltrane, Red Garland, Paul Chambers & Philly Joe Jones).
Miles Davis & The Modern Giants (2003 – Fan/Ojc20b)
1 – The Man I Love (Take 2) (Gershwin)
2 – Swing Spring (Davis)
3 – ‘Round Midnight (Monk/Williams) *
4 – Bemsha Swing (Monk)
5 – The Man I Love (Take 1) (Gershwin)
Miles Davis (trompette), Thelonious Monk (piano), Milt Jackson (vibraphone), Percy Heath (contrebasse), Kenny Clarke (batterie) – New York City, le 24/12/ 1954 – * – Miles Davis (trompette), John Coltrane (tenor sax), Red Garland (piano), Paul Chambers (contrebasse), Philly Joe Jones (batterie) – New York City, 1955.
Loin de nous l’intention de dénigrer les titres avec Sonny Rollins, ni cette deuxième version de ‘Round Midnight, même si elle est infiniment inférieure à l’original (pour rappel : le magnifique ‘Round Midnight de Miles en 1955, premier disque avec Coltrane).
Mais ce qui nous intéresse ici, les enregistrements qui ont fait l’histoire du jazz, c’est bien ceux de la session de Noèl 1954 ! Et d’ailleurs, il est possible de trouver la session entière sur le troisième disque du coffret de Thelonious Monk : The Complete Prestige Recordings, édité en 2000.
Thelonious Monk – The Complete Prestige Recordings (CD3) (Prestige – 2000)
1 – Bag’s Groove (Take 1) (Jackson)
2 – Bemsha Swing (Monk)
3 – The Man I Love (Take 1) (Gershwin)
4 – Swing Spring (Davis)
5 – Bag’s Groove (Take 2) (Jackson)
9 – The Man I Love (Take 2) (Gershwin)
Miles Davis (trompette), Thelonious Monk (piano), Milt Jackson (vibraphone), Percy Heath (contrebasse), Kenny Clarke (batterie) – New York City, le 24/12/ 1954
Tout ceci pour préciser qu’écouter ces enregistrements de 1954 passe d’abord par un parcours du combattant, doublé de la résolution d’un véritable labyrinthe discographique.
Mais revenons à cette soirée du 24 décembre 1954. Miles Davis a réuni autour de lui une formation prestement appelée The Modern Giants, composée donc de Milt Jackson au vibraphone, Percy Heath à la contrebasse, Kenny Clarke à la batterie, et Thelonious Monk au piano. Miles & Monk ensemble, pour la première et la dernière fois, et pour cause. Cette session connaîtra l’affrontement de ces deux égos surdimensionnés. Jamais autant de littérature n’aura été écrit sur un enregistrement dans l’histoire du jazz ! Monk ne joue pas quand Miles joue : Miles lui aurait interdit… Ce à quoi Monk répondra que c’était juste un procédé, et si c’était le cas, Miles n’aurait pas survécu à la soirée… Ambiance…
La vérité semble plus prosaïque : il est tard, les musiciens sont fatigués, et ont hâte d’en finir pour aller féter Noël. Et les conditions ne sont donc pas idéales pour réunir deux des caractères les plus affirmés de l’époque.
Mais tout ceci ne serait que de l’ordre du fait divers musical, si il n’y avait justement la musique issue de ces enregistrements. La confrontation de ces deux maîtres du silence que sont Miles et Monk est ici magique, une incroyable alchimie faite de respiration et de swing. Miles est fidèle à son principe : pourquoi jouer toutes les notes quand il suffit de jouer les plus belles. Monk lui fait du Monk, bien entendu, ce mélange de swing, constant hommage à ces anciens pianistes « stride », et d’accords qu’il semble inventer sur l’instant, improbables, dissonants, à ne pas enseigner dans un conversatoire. Miles le maître du Cool, et Monk, le primitif « Genius ».
Et les autres musiciens ne sont pas en reste : Milt Jackson illumine l’ensemble du swing majestueux de son vibraphone, et Percy Heath et Kenny Clarke composent une rythmique imparable, implacable, roborative. Rappelons qu’à cette période le Modern Jazz Quartet (les trois, plus le pianiste John Lewis donc) est une des formations les plus en vue, jouant un jazz de chambre complexe et alambiqué, résolument cool et éthéré. Une formation atypique.
Un chef d’oeuvre parmi les chefs d’oeuvre, la deuxième prise du The Man I Love de Gershwin. Miles joue le thème à sa façon, sobrement, avec peu de notes, accompagné par le contrechant de Milt Jackson. Nous sommes dans le jazz cool. Monk bien sur ne joue pas. A 2’13, Milt Jackson joue le pont et emporte le morceau vers d’autres contrées, celles du swing. Monk apparaît par enchantement, en retrait, appuyant la rythmique. A 4’55, Monk commence son solo, au ralenti, puis s’éteint, et s’arrête de jouer, laissant seuls contrebasse et batterie sur plusieurs mesures. Là, nous ne savons plus où nous sommes. A 5’40, Miles envoie quelques notes interrogatives, comme un appel (« tu fous quoi, Thelonious ? »), et Monk enchaine de suite, en osmose complète avec la trompette de Miles. Reprise du thême par Miles, Milt Jackson en contrechant, et coda par Miles. Ouf ! 7’57 de musique gravées pour l’éternité.
Miles Davis continuera bien sur d’écrire l’histoire du jazz et de créer mouvements sur mouvements : le Cool, le « jazz symphonique » avec Gil Evans, la mise en orbite de Coltrane, le jazz moderne des années 60 (Wayne Shorter, Herbie Hancock…), le jazz-rock des années 70, le jazz électrique des années 80. Et le tout sans quasiment changer son jeu de trompette.
Thelonious Monk poursuivra lui son oeuvre monomaniaque, tout en continuant d’épurer et de simplifier son jeu, jusqu’au silence total à partir de 1973.
Quand au Modern Jazz Quartet, il continuera d’enregistrer et de jouer en concerts jusqu’à la fin des années 90, même si l’essentiel de leurs albums se trouve entre 1950 et 1960 : Django (1952), Concorde (1955), Fontessa (1956), Third Stream Music (1957), Pyramid (1962), Lonely Woman (1962).
Jazz-Magazine : A propos de la séance Prestige dont sont issus les désormais historiques Bag’s Groove et The Man I Love, on a beaucoup écrit sur les différends qui vous auraient opposé à Miles Davis et, en particulier, sur le fait que celui-ci vous aurait demandé de ne pas l’accompagner lors de ses improvisations. Qu’y a-t-il d’exact dans tout cela ?
Thelonious Monk : Ces histoires de querelles sont encore une invention. Mais ce qui est vrai, c’est que nous avons tous gardé un très mauvais souvenir de cette séance. Les conditions étaient déplorables. Nous étions tous fatigués. Le producteur était de mauvaise humeur. C’était la veille de Noël et tout le monde était pressé de rentrer à la maison. Tout ce que nous avons pu nous dire les uns les autres ce jour-là n’aurait jamais dû sortir du studio. Ne pas accompagner un soliste, qu’il s’appelle Miles Davis ou John Coltrane, est, vous le savez, un procédé qui m’est familier. En forçant le soliste à ne s’appuyer que sur la basse et la batterie, vous obtenez une sonorité, une construction des soli, tout à fait différentes. D’ailleurs, ce procédé n’est pas nouveau. Roy Eldridge l’utilise depuis de nombreuses années. Quand on me demande de m’effacer pendant qu’un soliste improvise, je le fais et c’est tout. Il n’ y a pas à chercher à cela des raisons extraordinaires. Nous ne nous sommes pas disputés, Miles et moi. La meilleure preuve en est qu’après la séance, il est venu chez moi, nous avons passé toute la journée ensemble et j’ai même eu du mal à m’en débarrasser ce soir-là. Miles ne peut pas me donner de conseils, il sait bien que je lui ai appris beaucoup trop de choses pour qu’il puisse se permettre cela. Quand, tout jeune, il est venu à New-York, il s’est inscrit à Juilliard. C’est pendant cette période qu’il lui est arrivé fréquemment de monter sur scène avec nous, non pas seulement pour jouer mais, avant tout, pour apprendre. En réalité, ses véritables classes, il les a faites sur les estrades des clubs où nous jouions et non pas à Juilliard.
Thelonious Monk – Jazz Magazine, interview de 1963