IDENTITÉ XX
Qu’est-ce qu’une femme ?
La question a tout l’air d’un piège. C’en est un.Si on me l’avait posée avant, je m’en serais tirée tant bien que mal. Par une description anatomique un jour de visite médicale, par exemple : une femme, c’est des seins, une vulve, un vagin. Des sautes d’humeur et de la douleur une fois par mois, lorsque le sang lui coule entre les cuisses.
Par une ode à la féminité triomphante un jour de lyrisme : une femme, c’est une gamme serpentine de courbes,une fugue improvisée de pleins et de déliés. Des seins-mandoline, des hanches-violoncelle et, parfois, un cul-rock’n roll. Et quelle que soit sa coiffure, une femme, c’est un accroche-cœur.
Par une critique aussi lapidaire que cynique un jour de mauvaise humeur : une femme, c’est une chieuse. Elle affirme le contraire ? C’est une chieuse qui s’ignore. Parce qu’une femme, c’est une casse-couilles douée pour vous les briser menu en coupant les cheveux en quatre.Par la rhétorique un jour de pinaillage linguistique : une femme, c’est un substantif précédé d’un article indéfini, ayant pour contraire « un homme ».
Je me serais rappelé du même coup un ennuyeux matin de classe où mon voisin, ayant levé un doigt résolu lui accordant voix au chapitre, avait claironné :
– M’dame… Mulier, mulieris, ligne 3, ça veut dire femme… Mais c’est de quel genre, siouplaît ?
La professeure, une maîtresse-femme que je vénérais, en avait cassé net sa craie sur le tableau noir avant de se retourner d’une pièce :
– Mulier, mulieris… Femme… Quelle honte, une question pareille !!! C’est de quel genre, À TON AVIS ?
Tassé sur sa chaise devant une indignation et une colère qu’il ne comprenait pas, mon cancre de voisin avait bafouillé, penaud, pendant que je rigolais sous cape :
– Euh… féminin, M’dame ?
On avait onze ans. On suait sur la version d’une langue difficile et point toujours si logique. Et Madame Rochard, d’habitude si pédagogue, avait soudain perdu son latin et sa patience, faisant fi de la règle numéro un de l’enseignement : il n’y a pas de sottes questions… hormis celle-ci, peut-être.
Parce que la parole donne vie à ce que l’on nomme. Parce que dire, c’est faire exister.
Et que, donc, par la chair du verbe, une femme, c’est féminin.
Évidemment.Avant, oui, à la question « qu’est-ce qu’une femme ? », je m’en serais tirée grâce à toutes ces pirouettes. Oubliant – ou feignant d’oublier – l’essence même de la féminité, notre différence fondamentale avec ce sexe qu’on prétend fort : notre capacité à porter des enfants, qu’on en veuille ou non.
Depuis cela, je ne peux plus l’ignorer.
Cette fouille m’a brutalement (re)mise face à moi-même, face au temps qui passe à mon insu, face à mes choix.
L’intrusion dans mes viscères m’a du même coup confrontée au plus viscéral : à mon désir ambigu, inavoué d’enfant et aussi, forcément, à la mort de ma mère. À ce maillage brutalement interrompu, à cette boucle que je ne bouclerai peut-être jamais.
Avant ma mère, il y eut ma grand-mère. Avant ma grand-mère, une arrière-grand-mère que je n’ai pas connue. Et avant elle encore, une ancêtre dont j’ignore le prénom.
De cette boucle infinie je suis l’héritière jusque dans ma chair.
L’héritière, oui, mais peut-être à la fois le point final d’une lignée qui, ayant pris corps avec moi, mourra dans le mien.
Là, la bonne élève du cours de latin qui se marrait en douce ne rigole plus du tout, elle se remémore.Elle se remémore ce soir où son feu son amour avait appelé de son ailleurs et murmuré d’une voix blanche :
– Ma vie, c’est du vide. Ma vie, c’est rien. Je passe à côté et je n’ai rien fait. Rien fait de ce que je voulais en faire.
Elle se remémore l’avoir questionné, ébahie :
– Comme ?
Elle se remémore qu’il avait répondu :
– Avoir un enfant.
Elle se remémore ses mots qui le rassuraient d’avoir le temps, celui qui passe si différemment pour les hommes, pensant à part elle « Et que devrais-je dire, moi ? ».
Elle se remémore s’être surprise à penser trop vite, hors de propos, à ce que serait leur enfant s’ils en avaient un. À se demander s’il aurait sa chevelure sombre à lui ou sa blondeur à elle, des yeux d’Indonésie ou de Pologne.Elle se remémore ce soir où elle avait appelé dans son ailleurs et murmuré d’une voix exsangue :
– Le scanner n’est pas bon, je dois être opérée. Peut-être que le chirurgien devra… enlever.
Elle se remémore qu’il avait répondu :
– Tu seras peut-être privée de l’accessoire, mais pas de l’essentiel : la possibilité de porter un enfant et de le mettre au monde.
Elle se remémore ses mots qui la rassuraient, ses mots qui parlaient de solution médicale et de chemin à deux.
Un chemin que, croyait-elle, il était prêt à faire un jour à son côté, puisqu’il en parlait.À la clinique elle s’est remémoré qu’elle n’était plus la petite fille du cours de latin, mais une femme enduite de Bétadine que le chirurgien allait couper en deux.
Mais avant la clinique ce fut une longue traversée. Une pente abrupte de cailloux où la petite fille réintégra son corps de femme en suppliant d’être une autre, tant il est vrai que le malheur n’arrive qu’aux autres.
Au fond, la petite fille savait bien que le « elle » était devenu un « je ».
Un « je » qui se regardait en pied sans se reconnaître et massait son ventre stérile sans ressentir aucune douleur.Aucune, vraiment ? s’était étonné le chirurgien.
– Non, aucune.
Promis, juré, ni la petite fille ni la femme ne lui mentaient.
En vérité, femme ou petite fille, je ne ressentais rien et mon corps lui-même n’avait pas changé d’un pouce, du moins dans le miroir.
Mais à mes yeux, il s’était métamorphosé, parce que je savais.
Là se tenait toute la différence entre l’avant et l’après : je savais, et cette connaissance était en soi un fardeau.
À cause d’elle, du jour au lendemain, mon vieux complice de corps s’était changé en ennemi, en traître que je palpais, triturais, trifouillais sans relâche.
– Avoue que tu en chies, saloperie ! grondais-je en enfonçant mes doigts dans mon ventre.
– Avoue que tu souffres, mon petit… pleurnichais-je en le caressant à défaut de le guérir.
Peine perdue. Menace ou supplication, mon corps restait sourd.
Insidieusement, il était devenu une excroissance, un corps étranger que, loin de reconnaître, j’aurais expulsé, lacéré, fauché sur pied.À grand peine je me contraignais à sa toilette. Le lavais comme on se débarrasse à la va-vite d’une corvée plus tôt commencée, plus tôt finie.
Le vêtir – me vêtir – me causait un énorme souci. Plantée devant la glace, je voulais disparaître, noyer ce félon de vêtements informes mais me faisais violence.
– Non, je ne cèderai pas à ton chantage. Une jupe, des bas, c’est ainsi que les femmes s’habillent, pas vrai… ? Alors c’est ainsi que tu seras aujourd’hui habillé.
Je piochais au hasard dans ma penderie et m’en allais, claudiquant, avec ma jupe et mes bas de carnaval.
J’étais déguisée en femme mais derrière mon déguisement, je n’étais rien.
Rien, et surtout pas une femme digne d’un quelconque amour, incapable que j’étais d’enfanter.La rupture avec cet homme est arrivée à ce moment-là, au pire moment s’il existe une échelle sur celle du pire.
En un mail il me confirma ce que je soupçonnais : lui ne m’aimait pas.
Et derrière cette négation, j’entendis la négation de ce que j’étais, moi.
Une fille qui l’aimait, femme de part sa naissance, foi du sang qui lui coule dans la douleur une fois par mois entre les cuisses.
Une femme ?
Non, en vérité. Une chose sans sexe au ventre ravagé, juste bonne à donner aux chiens s’ils acceptent de s’en satisfaire.
Une petite chose triste à qui l’on a jeté un os à ronger car, ainsi qu’il me le dit à des milliers de kilomètres en toute innocence – ou plutôt en toute cruauté :
– Si je t’ai parlé de solution médicale et de chemin à deux, c’était en me le reprochant… Je te sentais si mal que, moi, je me sentais obligé… même si je ne le pensais pas.
Erreur, grossière erreur.
Il ne faut mentir ni aux petites filles ni aux femmes, parce que les unes comme les autres croient à ce qu’on leur raconte.
C’est sûrement pour cela que j’ai eu aussi mal.
C’est sûrement pour cela que je suis incapable de lui pardonner. Et que j’ai chialé comme la môme que j’étais en écrivant cet article.Chut! – 8 septembre 2008
Identité XX, tiré du blog de Chut!, Sous le Signe du Lien
Et si le net était le nouvel enjeu de l’écriture ? Depuis quand ai-je lu un texte aussi fort ?