Je me suis fait la même réflexion que toi.
Pourquoi est-ce dans les romans les plus noirs (Beat generation, Céline, Selby Jr, etc.) que j’ai ressenti le plus d’émotions ?
Je n’ai pas forcément tiré la même conclusion, je n’avais pas vraiment fait attention à l’art de la chute de Bukowski…
J’ai l’impression que ces écrivains sont plus vrais que les autres. Qu’ils ne cherchent pas à se tromper sur la nature humaine, qu’ils ne cherchent pas à l’embellir, non, qu’ils la détaillent juste comme ils la voient, brute, parfois belle, parfois laide. Et comme ils ne mentent pas, les instants de grâce, les instants de merde nous impactent directement, on les reçoit en plein coeur, on vit ces scènes comme si nous y étions, parce qu’on partage pleinement ces sentiments qu’ils avouent et que l’on n’osait pas s’avouer.
Ils ont le courage de la lucidité qui fait mal et ils nous permettent de faire le jour, aussi, dans nos propres ressentis.
Pour ma part, ce n’est pas obligatoirement chez ces écrivains là que j’ai obligatoirement ressenti l’émotion la plus forte. Mais c’est l’effet de contraste qui est saisissant, et puis ce mélange de crudité, d’écriture simple et réelle, sans fard, d’humour (parce qu’avant tout on se marre en lisant Bukowski !) et de fantaisie. En lisant une nouvelle on peut passer par un tas d’émotions différentes, et souvent – surtout dans les Contes de la Folie Ordinaire – la chute, la dernière phrase nous laisse pantois et ému. Et là, je voulais chercher un extrait pour illustrer mon propos, et je m’aperçois que je n’ai aucun bouquin de Bukowski dans ma bibliothèque ! J’imagine que tout simplement parce que quand on en a lu un, on veux absolument le refiler à quelqu’un d’autre pour qu’il le relise !
Mais je suis autant ému par un Zweig ou un Kawabata que par Céline ou le grand Charles…
Je te suis par contre tout à fait dans le courage de la lucidité qui fait mal, et dans l’écho renvoyé en chacun de nous…
Extraits de Women (piqués sur le net) :
Quelque chose clochait chez moi : je pensais énormément au sexe. Je m’imaginais au lit avec chaque femme que je voyais. C’était une façon agréable de passer le temps (…). Les femmes : j’aimais les couleurs de leurs vêtements ; leur démarche ; la cruauté de certains visages ; de temps en temps, la beauté presque parfaite d’un autre visage, totalement et superbement féminin. Elles possèdaient un avantage sur nous : elles planifiaient beaucoup mieux leur vie, elles étaient mieux organisées. Pendant que les hommes regardaient les matches de football ou buvaient une bière ou jouaient au bowling, elles, les femmes, pensaient à nous, se concentraient, étudiaient le problème, décidaient – de nous accepter, de nous rejeter, de nous échanger, de nous tuer ou, plus simplement, de nous quitter. En fin de compte quel que soit leur choix, nous finissions dans la solitude et la folie.
…
En beaucoup de domaines, j’étais un sentimental : des chaussures de femme sous le lit ; une épingle à cheveux abandonnée sur la commode ; leur façon de dire : « Je vais faire pipi… » les rubans qu’elles mettent dans leurs cheveux ; descendre le boulevard avec elles, à une heure et demi de l’après-midi, deux personnes marchant ensemble, simplement ; les longues nuits de beuverie, de tabagie, de discussions ; les scènes ; penser au suicide ; partager un repas en se sentant bien ; les plaisanteries, les rires absurdes ; sentir les miracles dans l’air ; ensemble dans une voiture en stationnement ; comparer les amours d’antan à trois heures du matin ; s’entendre dire qu’on ronfle, écouter ronfler ; les mères, les filles, les fils, les chats, les chiens ; parfois la mort , parfois le divorce, mais toujours continuer, s’accrocher ; lire seul le journal dans une buvette et sentir une nausée te retourner l’estomac parce que maintenant elle est mariée avec un dentiste ayant un QI de 95 ; les courses de chevaux, les parcs, les pique-niques dans les parcs ; même la prison ; ton goût pour la gnôle, son goût pour la danse, tes baises en douce, et elle qui fait pareil ; dormir ensemble…
et sur le côté lucide et désabusé, deux extraits qui reprennent un thème lu et relu sur ce forum :
Souvenirs d’un pas grand chose » : La route que j’avais devant moi, j’aurais presque pu la voir. J’étais pauvre et j’allais le rester. L’argent, je n’en avais pas particulièrement envie. Je ne savais pas ce que je voulais. Si, je le savais. Je voulais trouver un endroit où me cacher, un endroit où il n’était pas obligatoire de faire quoi que ce soit. L’idée d’être quelque chose m’atterrait. Pire, elle me donnait envie de vomir. Devenir avocat, conseiller, ingénieur ou quelque chose d’approchant me semblait impossible. Se marier, avoir des enfants, se faire coincer dans une structure familiale, aller au boulot tous les jours et en revenir, non. Tout cela était impossible. Faire des trucs, des trucs simples, prendre part à un pique-nique en famille, être là pour la Noël, pour la Fête nationale, pour la Fête des Mères, pour… les gens ne naissaient-ils donc que pour supporter ce genre de choses et puis mourir ?
…
Quant à ma vie, elle était toujours aussi lamentable qu’au jour de ma naissance. Une seule chose avait changé : maintenant, et ce n’était jamais assez souvent, je pouvais boire de temps en temps. Boire était la seule chose qui permettait de ne pas se sentir à jamais perdu et inutile. Tout le reste n’était qu’ennuis qui ne cessaient de vous démolir petit à petit. Sans compter qu’il n’y avait rien, mais alors ce qui s’appelle rien d’intéressant dans l’existence. Les gens vivaient en-deçà d’eux-mêmes, les gens étaient prudents, les gens étaient tous pareils. « Et dire qu’il va falloir continuer à vivre avec tous ces connards jusqu’au bout », pensais-je (…). Il était évident que je ne serais jamais capable de me marier et d’avoir des enfants. Et pourquoi l’aurait-il fallu alors que je n’étais même pas foutu de me trouver un boulot de plongeur dans un restaurant ?Mais peut-être que je serais pilleur de banques ! Un truc d’enfer ! Quelque chose qui auraut du panache, de la gueule. On ne tentait sa chance qu’une fois. Pourquoi être laveur de vitres ?
J’allumai une cigarette et continuai de descendre la colline. Etais-je donc la seule personne que cet avenir bouché rendait fou ?